Jaguey (fragment)

La nouvelle « But » : Dans les bas-fonds de Buenos-Aires, le jeune Alejandro est si doué pour le foot qu’il est promis à une carrière internationale. Mais peut-on éternellement échapper à son milieu ? Voici le début du récit.

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On l’avait appelé Alejandro. Pour qu’il soit grand.

Comme Maradona, comme Messi.

Melan Vazquez avait trois enfants. Le premier était né avec une faible constitution et il mourut à l’âge de cinq ans, sans que l’on sût de quoi car il n’y avait pas d’argent pour le médecin. Sa jeune sœur eut plus de chance. Elle rêvait de travailler en cuisine car ce qui l’enivrait le plus, c’étaient les odeurs de nourriture qui faisaient cruellement défaut à la maison. José volait des voitures et tout ce qui lui tombait sous la main, et pour cela, régulièrement, il faisait des séjours en maison de correction, d’où il regagnait le toit familial, dans un état physique et psychique de plus en plus dégradé. Quant à Alejandro…

Le père était un honnête homme et souffrait beaucoup de voir José fréquenter les chiens. Et ceci sans jeu de mots. Puisque sa véritable passion, c’étaient les combats de chiens. Il élevait un pitbull noir appelé Diablo, une vraie bête féroce, qui, depuis des semaines, sous les yeux d’un nombreux public, et à la grande satisfaction de son propriétaire, déchirait à belles dents ses rivaux canins. Tout comme étaient déchirés les sans-abri, les démunis, les habitants désespérés des banlieues entourant les métropoles argentines. José parvenait à empocher près de cinquante dollars par combat gagné. Seulement, après chaque compétition victorieuse, Diablo devait panser ses plaies jusqu’au combat suivant. José s’était habitué à l’odeur du sang, aux glapissements des chiens couverts de morsures, et autres désagréments. Il menait sa petite affaire. Il entraînait le pitbull avec méthode et dévouement. Cela conciliait sport et source de revenu. L’important, c’était de se battre jusqu’au bout et d’avoir le cœur à l’ouvrage. Du cœur, Diablo n’en manquait pas. Et il gagnait. Un jour, le père Vazquez se rendit à un combat, et à partir de ce moment, il cessa d’avoir du sentiment pour son fils. Il n’aimait pas la violence, et, bien qu’étant analphabète, comme toute sa famille, il ressentait et comprenait beaucoup. Pour ses enfants, il voulait une vie meilleure que celle qu’il pouvait leur donner.

– José, c’est un sauvage, il a la cruauté dans les gênes, dit-il à sa femme. Cela vient de ton père, ajouta-t-il.

Madame Vazquez ne le contredit pas. Bien qu’âgée d’à peine trente-cinq ans, elle avait déjà une « biographie » déjà bien chargée comme de nombreuses femmes de sa condition. Elle avait déjà tellement vécu. Tellement de mauvaises choses. Elle avait été élevée dans la pauvreté et celle-ci lui collait au corps comme une seconde peau. Impossible de s’en débarrasser, même quand un mécanicien auto de Buenos Aires s’était intéressé à elle. Ils s’étaient connus alors qu’il cherchait des pièces de rechange dans la décharge où elle travaillait depuis l’enfance. Elle n’était pas allée au rendez-vous parce qu’il lui semblait qu’elle sentait mauvais. Elle voulait être propre et elle savait que c’était impossible. Pas seulement à cause de cette crasse qui lui collait à la peau mais surtout à cause de « l’autre ». Son père la maltraitait et il abusait d’elle depuis l’enfance. Avec lui, on ne savait jamais à quoi s’attendre. Sa mère en avait une peur panique…

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« All inclusive » : Des vacances de luxe sans surprise et sans tracas, c’est pour cela que les touristes ont payé au prix fort leur séjour « All inclusive ». Or voilà qu’un curieux événement va venir perturber leur lointaine villégiature. Tout commence si bien au début de la nouvelle !

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Chaleur moite. Le flot de touristes s’écoulait lentement du charter qui venait d’atterrir sans encombre après un vol de douze heures. Foule bigarrée, trempée de sueur, fatiguée du voyage, s’exprimant dans des langues diverses, mais joyeusement programmée pour des vacances réussies aux Caraïbes grâce à la formule « all inclusive » qui lui assurait vingt-quatre heures sur vingt-quatre une nourriture surabondante et merveilleusement variée. L’hôtel cinq étoiles au nom évocateur « La Tour de Babel » absorbait et rejetait les touristes au gré des arrivées et des départs. Les séjours, qui duraient une ou deux semaines, garantissaient des vacances de rêve sous les palmiers, dans les hamacs, la piscine et l’océan, sur une blanche plage de corail, ainsi qu’au bar avec vue sur les vagues ou sur le pélican qui se promenait sur la côte, et qui était devenu la mascotte du personnel hôtelier.

Les Marquez avaient choisi l’endroit pour le climat (en Europe, l’hiver du siècle persistait et M. Marquez en avait complètement marre de déneiger tous les jours sa voiture qui ne rentrait plus dans le garage familial) et aussi par curiosité, pour connaître un pays où les traces des conquistadores (qui étaient un peu ses ancêtres) s’étaient inscrites dans les gènes des autochtones, aujourd’hui devenus des citoyen libres dans l’île socialiste de Cuba. En outre, M. Marquez estimait intéressant d’approcher les dinosaures du communisme avant qu’ils ne disparaissent pour toujours, ce qui ne tarderait pas, si on en croyait les « prédictions infaillibles » des experts en politique étrangère.

Les touristes envahirent le hall de l’hôtel avec leurs valises, leur brouhaha et leurs odeurs, en attendant d’être répartis dans les chambres où ils pourraient enfin profiter d’une bienfaisante intimité, étirer leurs membres ratatinés et profiter du calme des toilettes à l’assise stable. En guise de bienvenue, le personnel accueillit les clients avec un apéritif agrémenté d’une copieuse dose de rhum -ce qui remonta aussitôt le moral des troupes- et leur demanda juste un peu de patience. Personne ne se connaissait mais tous étaient venus globalement pour les mêmes raisons et avaient déboursé la même somme. On pouvait supposer que, pour la grande majorité d’entre eux, il s’agissait de satisfaire un caprice exotique sous le soleil, se reposer et se changer les idées.

Quelques familles déambulaient avec leur progéniture, mais dans l’ensemble, il y avait surtout des couples. Certains étaient venus pour recoller les morceaux du ménage, espérant que la température élevée et l’humidité ambiante provoqueraient la même réaction chimique chez lui et chez elle, bien que les sentiments se soient réduits à la peau de chagrin depuis fort longtemps.

D’autres fêtaient un anniversaire, comme la famille Marquez (qui célébrait vingt-cinq ans de mariage), ou une promotion. D’autres encore -comme ces jeunes Belges (deux jeunes filles efflanquées en compagnie de deux jeunes gens tout aussi maigrelets)- donnaient l’impression d’être des jeunes mariés venus consommer leur Honey moon sous les tropiques afin d’y mêler corps enlacés et sable chaud. De tels cas étaient d’ailleurs prévus par l’hôtel qui approvisionnait les chambres en bouteilles de champagne et boîtes de préservatifs… Enfin, certains jetaient des regards préoccupés autour d’eux, ils arboraient des mines inquiètes et envoyaient des SMS, ce qui pouvait signifier qu’ils n’arrivaient pas à se détacher de leur travail même au cours de vacances qu’ils avaient souhaitées (et pourtant le monde n’allait pas s’écrouler sans eux). Peut-être avaient-ils voulu fuir une vie instable et souhaitaient-ils s’embraser avec un partenaire du sexe opposé, mais seulement pour quelques jours. La vigilance était donc de mise. Le diable guette et si, par hasard, une connaissance vient à vous reconnaître, le goût de l’aventure devient vite amer et vous empoisonne la vie qui se charge déjà suffisamment de gâcher votre bonheur, particulièrement au sein du couple légitime…