Le sèche-larmes (inedit)

Arthur est né à Charleroi, dans une famille de chômeurs professionnels…

Sa mère ne se rappelait plus quel était son dernier emploi car elle en avait été virée malgré elle et aussitôt effaça ce funeste souvenir. Elle vivait au jour le jour sans se soucier de ce qui restait dans le frigo une fois qu’elle avait de quoi boire.

Les bouteilles vides occupaient une bonne partie de la pièce ou s’entassaient encore d’autres objets inutiles, des vêtements sales, des publicités et les lettres qu’elle n’ouvrait pas puisqu’elle se doutait bien qu’il s’agissait de factures, que de toute manière elle n’avait aucune intention de payer.

Et puis, près de la fenêtre le lit a multiples usages. Arthur était posé là comme un objet parmi d’autres. Son père ou plutôt l‘homme qui pourrait l’être car vivant sous le même toit, avait un regard triste et froid. Lui aussi vivait des allocations de chômage que l’état accordait assez généreusement aux anciens mineurs après que la dernière mine fut fermée à Charleroi suite au processus de reconversion industrielle qui fut lancé par les autorités fédérales et locales.

Arthur était le cadet des trois enfants mais dès le début son enfance fut plongée dans l’obscure réalité des adultes qui le dévisageaient avec hostilité ou au mieux avec indifférence car il les dérangeait. D’abord il dérangeait par ses pleurs, par ses besoins physiologiques, puis il dérangeait par le simple fait d’être là, en attente, espérant quelque chose qu’on ne voulait pas lui donner et que de toute façon on ne lui avait jamais promis. Ses plaintes étaient un triste rappel que le besoin d’amour est aussi essentiel que le biberon qu’on lui donnait, sans le chauffer, juste pour qu’il se taise. Si cela ne suffisait pas on le battait. Tout naturellement.

Dès qu’Arthur atteignit l’âge de raison il comprit que pour survivre dans cette famille il fallait s’effacer, se faire invisible. Alors il n’osa plus pleurer, ni parler, ni réclamer quoi que ce soit. Il n’osait tout bonnement plus vivre.

Ma nature a tranché. Je grandirais malgré tout et contre tout. J’étais maigrichon et triste mais assez résistant pour ne succomber à aucune des maladies enfantines qui, faute de vaccins, auraient pu écourter mes peines. Les peines de l’enfant mal aimé.

Cette fois-ci c’était le tour de ma sœur Marie. Sa mort fut silencieuse bien que le bruit de son corps s’écrasant sur le sol ait retentit pendant des années dans mes oreilles. J’avais 4 ou 5 ans, elle en avait 8. Je la jalousais car maman semblait la préférer a moi et à mon frère ainé. Elle lui offrait de temps à autre une jupe coquine ou une petite robe qu’elle trouvait sur les marchés aux puces.

Maman habillait Marie pour qu’elle soit présentable surtout quand elle recevait la visite du barbu. Il portait des lunettes et avait un sourire détendu, sa voix était douce comme s’il chantait. Alors maman allait préparer un thé en m’emmenant avec elle dans la cuisine et demandait à Marie de s’occuper de l’homme. Je ne comprenais pas pourquoi Marie boudait et sanglotait. Moi, à cette époque j’aurais tout fait pour plaire à maman. Seulement elle n’en voulait pas. Ma présence l’emmerdait alors elle m’a baptisé : Arthumerde. Le surnom vite repris par mes compagnons de classe et par mon frère ainé Yves, qui ne me supportais pas non plus.

Le jour ou l’accident arriva Marie était toute heureuse. Je me souviens que c’était à cause d’un iPhone qu’elle avait reçu en cadeau du barbu. Elle jouait avec, assise sur le bord de la fenêtre. Soudainement l’iPhone a glissé de ses mains. Marie voulu le rattraper et s’est penchée en avant. Nous vivions au 5ème étage. Elle s’est tue sur le coup. Maman dormait.

 

À vrai dire, je n’ai pas senti trop de peine car je ne comprenais pas qu’elle était vraiment morte, et puis son absence m’arrangeait d’une certaine façon car j’avais plus de chance d’intéresser ma mère. Yves a déménagé et ne venait que rarement accompagné d’une fille avec des jambes fabuleuses et un joli sourire. Désormais j’occupais sa place au lit, je croyais aussi que maman allait augmenter ma portion alimentaire. Souvent j’avais faim, je ne mangeais jamais assez. Heureusement que ma grand-mère n’était pas loin. Mon meilleur souvenir d’enfance c’était les tartines à la cassonade qu’elle me préparait. Elle prenait un risque car ma mère lui avait interdit de m’en donner, pour ne pas me gâter disait-elle. D’ailleurs elles ne se parlaient plus depuis que la grand-mère l’avait dénoncée aux services sociaux. La grand-mère avait un faible pour moi ou peut-être je me l’imaginais car j’avais besoin d’y croire.

La mort de Marie n’a pas changé les habitudes de ma mère ni de mon quotidien. J’avais récupéré le matelas de Marie mais il était trop court et trop fin. Sur le frigo est apparu un cadenas mis par maman pour m’empêcher de manger « trop ». Elle gardait la bouffe pour le barbu ou pour ses partenaires qu’elle changeait comme de gants. Ma mère était une belle femme. Plutôt forte avec les traits de visages réguliers, une bouche enfantine et les yeux verts. Tout était rond et généreux chez elle : les hanches, la poitrine, les mains. Cela pourrait induire en erreur car la peau douce et délicate de ses mains causait le plus souvent la souffrance. Elle me battait pour un oui pour un non. Parfois elle me battait parce qu’elle s’ennuyait, parfois parce qu’elle avait besoin de se défouler, le plus souvent sans raison parce que j’étais là, sous la main, et elle n’avait rien à craindre de moi. Je n’arrivais pas à m’y habituer mais j’ai développé une certaine résistance aux coups, je me résignais à les endurer paisiblement et cherchais aussitôt à les effacer, les oublier, comme les bleus qui disparaissaient sans laisser trop de traces.

Toutefois les coups qui ont marqué mon 8ème anniversaire je ne suis jamais parvenu à les extirper de ma mémoire. C’était le jour ou dans les familles normales on chante « joyeux anniversaire » et on souffle les bougies. La journée avait pourtant aussi débuté d’une heureuse manière. Ma grand-mère m’avait offert une bicyclette de seconde main. J’ai vite appris à pédaler et je parcourais les rues de notre quartier, libre comme le vent. Soudainement j’ai entendu le klaxon strident d’une voiture qui allait me doubler. Pris de panique j’ai perdu l’équilibre et je suis tombée sur l’asphalte en me blessant à la cuisse et aux genoux. Comme cela faisait mal ! Une passante m’a aidé à me relever et m’a raccompagné à la porte de notre immeuble. « Ta maman est à la maison ? » m’a telle demandée. Elle va te soigner. Vas-y petit ! Pleure pas. Ça ira ».

J’ai monté les escaliers en hurlant de douleur et aussi parce que la vue du sang qui coulait de ma blessure me terrorisait. J’ai poussé la porte d’entrée soulagé d’enfin arriver. Ma mère était au téléphone et n’a pas bougé. J’ai recommencé à pleurer plus fort pour qu’elle m’entende. Visiblement contrariée elle a raccroché et puis elle s’est rapprochée de moi. « Ta gueule ! On va te soigner ». Empoignant le câble de la télé, elle a commencé à me fouetter sur la blessure. La souffrance était terrible. Comme je la haïssait.

Mais je m’en voulais aussi à moi-même. Si elle me traitait de cette façon c’est que j’étais un moins que rien, un déchet. Je voulais mourir. Aujourd’hui je peux dire que ce jour-là ma mère a voulu me briser, anéantir ma dignité ou peut être me forcer à partir comme mon frère. Il ne faut pas être adulte pour savoir ce qu’est la dignité. A cet âge, sans pouvoir déjà l’exprimer je me suis senti cassé et humiliée comme jamais auparavant. En plus j’ai compris que ma mère me détestait. Cela faisait aussi mal que la blessure sur la jambe et ce mal n’a jamais cicatrisé.

– Arthur ! Qui t’a fait ça ? Geneviève, l’infirmière de l’école, montrait les traces et les bleus sur mon corps. Elle avait des cheveux bouclés qui lui donnaient l’air un peu enfantin. J’avais envie de toucher ses boucles et de jouer avec.

– Arthur, je te parle. Qui t’a tabassé comme ça ? ton père ? – Elle attendait la réponse.

– Non, mon père est parti. C’est ma mère.

– Mais pourquoi, comment c’est arrivé ?

– Je ne sais pas pourquoi. Ma mère le sait. Elle avait ses raisons.

Geneviève me fixa d’un air triste.

– Il n’y a pas de raisons pour battre un enfant. Même s’il fait une bêtise. Tu as des hématomes partout et cette blessure sur ta jambe, elle date de quand ?

– De l’année dernière. Je suis tombé en vélo.

– Ah bon, alors c’était un accident – Geneviève semblait soulagée.

– Oui, d’abord c’était un accident et après ma mère m’a battu sur la blessure pour me faire plus mal, vous comprenez.

Geneviève a alerté les services sociaux et deux jours plus tard j’ai débarqué dans la famille d’accueil. Famille normale comme il y en a des milliers dans notre pays. Quand je suis arrivé avec l’assistante sociale ils étaient tous à table et m’attendaient : les parents et leurs deux enfants, le garçon devait avoir mon âge. La fille était plus jeune.

Ils avaient leurs serviettes posées sur les genoux et mangeaient avec fourchettes et couteaux comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Chez moi à la maison on mangeait avec les doigts ou avec la cuillère. Chacun dans son coin. Sur la table il n’y avait pas de place.

Ils étaient sympas avec moi. Nicole, la mère m’a mis sous la douche bien chaude et après elle m’a fait le champoing contre les poux en me massant doucement le cuir chevelu avec ces petites mains. Cette nuit j’avais chaud sous la couverture de duvet et dans le lit avec un bon matelas. Nicole a souhaité bonne nuit à ses enfants en leur faisant un doux baiser. Elle me l’a fait aussi à moi. J’avais un sentiment de paix et de bien-être et je me disais que si cela dépendait de moi je ne bougerais pas de là.

***

Je fixais la juge. Elle portait visiblement une perruque rousse et je me disais que cette couleur ne lui convenait pas. Accompagné de l’assistante sociale et portant des vêtements propres que j’avais reçu de Nicole, j’ai été présenté à la juge. Ma mère était déjà là. À côté d’elle une autre femme que je ne connaissais pas et qui me regardait fixement. Cela ne me dérangeait pas car j’étais occupé à observer la juge qui transpirait sous sa perruque et sous le poids du dossier qu’elle avait à traiter.

Elle s’est adressée à moi, d’un ton grave :

– Arthur, tu vas apprendre aujourd’hui la vérité. Cela te choquera mais tu peux être sûr que nous sommes tous ici pour t’aider. Elle a pris de l’air et continua :

– Sandrine P n’est pas ta vraie mère mais ta tante. C’est Amélie qui est ta vraie mère. – La juge a fait le geste de la main en indiquant la femme que je ne connaissais pas et qui était assise à ma droite. Elle était petite, maigre avec des cheveux bruns désordonnés et le regard triste, un peu absent.

– Amélie, mère célibataire, était en grandes difficultés à ta naissance et dès lors elle a décidé de te donner à sa sœur Sandrine, qui ne pouvait pas avoir d’enfants. Marie, tragiquement décédée, et Yves, qui s’est fait récemment arrêter pour des faits de délinquance, étaient des enfants de son partenaire de l’époque. Tu comprends ?

Eh bien j’ai compris que Sandrine n’était pas ce qu’elle prétendait être mais surtout j’ai compris que j’avais gagné une autre mère, qui était ma vraie mère. J’ai été surpris par cette découverte mais aussi un peu soulagé. Maintenant j’y voyais plus clair. La femme qui m’a adopté m’a maltraité car ce n’était pas ma mère et par conséquent elle n’était pas obligée de m’aimer comme une mère. J’imaginais une nouvelle étape dans ma vie, bien plus heureuse maintenant.

Une première déception m’attendait à l’arrivée. Je n’ai été qu’un parmi d’autres. Ma mère avait cinq enfants de tous les âges et de différents partenaires qui se suivaient avec trois à quatre mois d’intervalles. De ce point de vue elle ressemblait à sa sœur mais elles avaient des tempéraments différents. Ce que Sandrine faisait avec ses mains, Amélie le faisait avec sa voix. Une voix aigüe, coupante comme un couteau.

Mes demi sœurs et frères m’ont accueilli avec indifférence. Ils devaient se dire : une bouche de plus à nourrir et encore moins de place dans ces deux pièces ou les meubles dérangeaient autant que les personnes.

Ma vraie mère ne posait pas de questions et ne me parlait pas, mais elle me donna une soupe de légumes, sans saveur mais chaude, servie dans un bol aux dessins en couleurs qui me plaisaient. J’ai pensé que c’était de bon augure.

***

Les cinq années qui suivirent se résument en quelques images, aussi répétitives que sombres. Ma mère vivait essentiellement des allocations familiales qu’elle touchait de l’État et qui lui permettaient de conserver l’appartement et d’acheter sa came. Pour nous donner à manger elle récoltait du magasin Delhaize (grâce à une connaissance) les produits périmés destinés à être jetés dans les poubelles. Nous nous en contentions et au moins nous n’avions pas faim. De temps à autre notre menu était enrichi d’un gâteau ou d’un chocolat apporté par les invités de ma mère, qu’on pardonnait alors pour avoir enfumé notre chambre avec des cigarettes bon marché. Ils travaillaient tous dans le bâtiment. Ma vie était monotone mais stable. J’allais à l’école avec mes demi frères et sœurs quand notre mère décidait de nous y emmener. Ce n’était pas tous les jours. Parfois elle était trop fatiguée et dormait, parfois elle était malade ou déprimée, ou au contraire toute agitée, accusant le monde des injustices dont elle souffrait. Alors elle nous insultait, hurlait avec cette voix stridente qui se faisait entendre jusque dans la rue. J’avais honte. Je n’étais plus un petit enfant. J’allais avoir douze ans.

J’aimais aller à l’école surtout pour jouer au foot pendant la récréation et regarder les coiffures extravagantes de mes collègues de classe. J’ai doublé deux fois la troisième, et deux fois la quatrième. Je n’avais pas de cahier ni de stylo ni de livres. Ma mère pensait que c’était du gaspillage. Je l’ai dit à mon professeur. Ma mère fut appelée à l’école ou elle avait réussi à ce qu’on s’apitoie sur son sort de mère célibataire sans ressources suffisantes pour subvenir aux besoins d’une si grande famille.

Le lendemain nous avons reçu de la part du directeur de l’école un paquet avec le matériel scolaire et même un cartable tout neuf pour celui ou celle qui aura les meilleurs résultats. Ce directeur était un brave type mais ma mère n’a pas apprécié le geste. Elle aurait préféré de l’argent. Elle avait besoin de sa came.

***

Quand Gérard (le copain de ma mère) a commencé à me toucher, je n’ai pas réagi. Il était sympa, apportait toujours une pizza du coin qu’on mangeait ensemble dans la cuisine. Il disait que j’étais un beau garçon. Moi qui me considérais comme une erreur de la nature. D’ailleurs plus je voyais mon corps se développer et se transformer en corps d’adolescent, plus j’en étais dégouté. Le miroir de notre salle de bains était cassé et cela ne m’ennuyait pas, au contraire. Je n’avais aucune envie de me regarder en face. Quand il m’arrivait de me voir par hasard dans les vitrines des magasins ou au WC de l’école, j’en éprouvais un malaise. Je n’acceptais pas ce visage maladif aux yeux cernés avec des boutons par si par la, le menton trop avancé et le nez trop grand pour un visage aussi maigre. Le corps était tout aussi lamentable. Les bras trop longs, les jambes trop courtes, pas de muscles, bref je ne pouvais pas plaire. Gérard disait le contraire mais il trichait pour m’amadouer, j’en étais sûr. Ce qui me tourmentait encore plus que mon physique c’était le fait que je n’avais personne qui m’aimait. Ma prétendue mère me détestait, ma vraie mère a peine me tolérait, mon père ne voulait pas de moi : les adultes ne pouvaient pas tous se tromper. J’en ai conclu que je le méritais. Tout était de ma faute. Je n’étais pas digne d’être aimé, c’est tout !

 

Au fur et à mesure que le contact physique avec Gérard devenait plus intime, je ressentais le mal mais je le laissais faire. Il était le seul à m’accepter comme j’étais. Cela avait son prix. Plus je souffrais, plus je me sentais coupable. J’avais honte mais je ne savais pas comment m’en sortir. Je me résignais et vivais l’enfer sans en parler a personne. Jusqu’au jour où je n’en pouvais plus. J’avais quinze ans.

***

Le « Point Jaune » m’a accueilli pour deux nuits. J’ai découvert qu’il y avait d’autres jeunes qui comme moi ont souffert d’abus, de manque d’amour et d’un toit. Beaucoup se droguaient dès qu’ils trouvaient un peu d’argent. Céline avait treize ans mais semblait en avoir plus. Elle couchait avec les chauffeurs qui garaient leurs camions sur le parking près de la gare. Elle avait une très bonne réputation chez eux donc elle gagnait des sous pour manger et partageait le squat avec deux autres filles. Un jour elles se sont disputées et Céline s’est retrouvée dans la rue. L’assistante sociale du Point jaune l’avais amenée chez Paul, le conseiller-psy. Ils étaient tous sympa au Point Jaune mais on ne pouvait pas y rester. Juste se réchauffer, manger et repartir soit chez un copain, soit sous le toit de fortune, soit à la gare ou carrément dans la rue. Valentin avait eu l’idée géniale de dormir dans une armoire dans un magasin de meubles. Il y entrait avant la fermeture sans être vu par la vendeuse et en sortait le matin. La vendeuse travaillait seule et ne prêtait pas trop d’attention sachant que le vol des meubles n’était pas à craindre. Julien, lui, il dormait près de l’entrée du Carrefour ou les clients lui laissait en journée quelques pièces ou quelque chose à manger, mais la nuit il faisait froid. Il est devenu mon ami mais je n’avais pas de solution ni rien à partager. Au bout d’un mois il a décidé de rentrer chez lui et de se réconcilier avec son père alcoolique mais qui apparemment l’aimait. Abdel, un garçon d’origine maghrébine, s’est retrouvé dans la rue après le décès de sa mère qui a émigré en Belgique pour chercher une vie meilleure mais a trouvé la mort dans un accident de la route. Son père était parti faire le jihad. Leur appartement a été saisi par la banque car le crédit n’était plus remboursé depuis trop longtemps. Olivier vivait à la gare. Il disait en rigolant qu’il avait un job à plein temps. Petit délinquant, il faisait les poches aux passagers. Connu des services de police il passait quelques jours au commissariat, puis on le relâchait, il récidivait et ainsi de suite. La vie passait à son rythme.

J’ai aussi connu une fille qui m’a beaucoup plu. Elle s’appelait Madzia. Elle venait d’un milieu plutôt aisé mais après le divorce de ses parents elle fît une fugue pour leur faire sentir qu’elle se sentait oubliée, marginalisée, en fait, mal aimée. Elle savait que tôt ou plus tard la police la retrouverait. Elle vivait donc une aventure de courte durée. J’ai connu beaucoup d’autres jeunes, victimes de leur propres traumatismes, rescapés de drames familiaux, des orphelins de la société moderne, encore trop enfants pour assumer le rôle d’adultes mais en même temps trop adultes pour continuer à être des enfants.

***

Moi-même j’alternais mes séjours entre le « Point Jaune », la gare, le parc et l’entrée du supermarché du coin. Souvent nous étions deux. Je ne pouvais pas me plaindre. Généralement les gens nous regardaient avec pitié, laissant quelques pièces, un vêtement ou un sandwich. Il y en avait d’autres qui accéléraient le pas et détournaient le regard. Une fois je crus voir ma mère. Je suis parti en hâte. Je n’ai jamais ressenti de remord d’être parti de chez moi et je n’allais pas regretter de l’avoir fait. L’assistant social au « Point Jaune », Silvain, m’avait interrogé sur ma vie et m’avait demandé ce que je voudrais faire comme métier. Je n’en avais aucune idée. J’ai gaspillé les années d’école à ne rien apprendre et je ne me connaissais aucun talent, aucune capacité particulière. Je me sentais nul. Silvain m’a demandé de dessiner ce qui me venait à l’esprit.

Spontanément j’ai dessiné les différentes têtes de femmes et d’hommes qui se ressemblaient par les traits de leurs visages mais se différenciaient par leurs coupes de cheveux. C’est vrai que je me fixais souvent sur les coiffures des gens. D’ailleurs la seule chose que j’aimais chez moi c’était mes cheveux. Sylvain n’a rien dit mais quelques jours plus tard il m’a amené au salon de coiffure tenu par une de ses connaissances. J’ai dû apprendre à laver les cheveux et, si je me comportais bien, l’association allait me prêter de l’argent afin de payer la formation pour devenir coiffeur. C’était le début de la fin de ma vie de vagabond. La promesse d’une vie normale. Au chaud, en paix, avec des sous. J’ai saisi cette chance.

 

***

La porte du salon s’ouvre. A l’intérieur il y a du monde.

– Arthur, tu peux me prendre ?

– Qu’est-ce qu’il faut faire, Mme Bouvier ?

– Brushing comme d’habitude, et regarde, peut-être il est temps de refaire quelques mèches. Qu’en penses-tu ?

– Oui, Mme Bouvier, à mon avis c’est une très bonne idée. Il y a une grosse repousse. Mais il faudra patienter un peu. J’ai encore un jeune homme et une coupe avant vous.

– Pas de problème. Juste une petite chose, vous seriez si gentil d’aller me chercher un café à côté, s’il vous plait ?

– Bien sûr. Vous aimeriez un expresso ou lungo ?

– Expresso assez serré et avec une goutte de lait.

Arthur débarrasse une nouvelle cliente qui vient d’entrer. C’est une habituée, Madame Fernandez. Sa collègue va s’en occuper tandis que lui il sort pour le café de Mme Bouvier.

– Arthur est un brave garçon et un très bon coiffeur, commentent deux clientes assises sur la banquette du salon.

– Il est toujours de bonne humeur et serviable ajoute Mme Bouvier.

– C’est parce qu’il est heureux, cela se voit – ajoute Regina, la cliente qui attend sa coupe.

Marine, la collègue d’Arthur, se tait.

***

J’ai vingt-deux ans, un boulot qui me plait, des amis qui m’écoutent et un appart avec beaucoup de lumière et une fenêtre sur le parc. J’ai même rencontré récemment l’homme de ma vie et je crois qu’il m’aime sincèrement. Je visite ma mère une fois par an et je lui porte des galettes à la résidence ou elle est bien soignée. Je ne garde pas de rancune pour ce qu’elle m’a fait ni de reproche pour ce qu’elle n’a pas su faire. Inadaptée, faible, handicapée par la drogue, elle était mon bourreau tout en étant victime d’elle-même. Elle a reproduit avec moi les démons de sa propre enfance qui l’ont fait souffrir et dont elle n’a pas pu se libérer. C’est la grand-mère qui m’en a parlé un jour, sans pudeur.

Les gens changent.

Je suis donc en paix avec mère, mes demi frères et sœurs, avec la figure inconnue de mon père qui probablement ignore mon existence. On dirait que les conditions sont réunies pour que je me sente heureux. Enfin.

Et pourtant, je n’y arrive pas. Lui, il est toujours près de moi. Je sens son haleine sur mon épaule. Il me fixe de son regard triste, mélancolique, déguisé pour l’occasion. Je l’entends pleurer, se plaindre et parler. J’entends sa voix tremblante comme s’il avait toujours peur, j’entends ses blagues qui ne font pas rire et je sais qu’il n’a pas confiance en lui. Comme s’il doutait encore que son histoire puisse bien se terminer, comme s’il craignait qu’elle se défasse comme les boucles sous le souffle du sèche-cheveux.